Deux plaisirs artistiques différents : regarder les dessins de Moebius à la fondation Cartier et lire le dernier roman de Don De Lillo Point Omega .Un point commun pourtant, la présence entêtante du désert.
Chez Moebius le désert est le théâtre d’aventures oniriques : des guerriers ou des visiteurs d’outre espace s’y déplacent avec tranquillité ou y méditent devant de fabuleux cristaux, des vaisseaux et des créatures à la frontière du végétal et de l’animal y apparaissent et vaquent à des activités apparemment inexplicables. Le désert, sa nudité, sa blancheur-comme celle de la page- est un lieu d’émergence, un lieu horizontal ou le zigzag du trait va venir exister et proliférer, y tricotant une vie rêveuse et mystérieuse. Le désert est chez Moebius le lieu de l’apparition où se déploie toute une vie dense et pleine d’un charme étrange.
Dans Point Oméga, le dernier ouvrage de don De Lillo, le désert où se retirent les deux hommes et la jeune fille est un lieu de retour sur soi, un endroit qui semble hors monde, hors temps. Dans la cabane où ils vivent, peu de mots, peu d’actions à part celles qui tournent autour de la survie. Le désert qui se déploie à la porte de la maison n’est pas un décor où situer une action ni même un cadre à l’intérieur duquel existe le récit. C’est un bloc, une présence énorme qui renvoie les êtres à leur taille réelle et au sentiment de l’inévitable dissolution. Les deux hommes ont partagé avant le désert l’étrange expérience de la vision d’un film d’Hitchcock -24 HourPsycho, œuvre de Douglas Gordon- étiré sur vingt quatre heures. Dans ces conditions, le film n’a plus de sens, le ralenti met en évidence l’existence des choses et des êtres qui errent sur la pellicule mais nulle émotion ne s’y rattache, rendue impossible par la trop grande distorsion temporelle. Ainsi, la vision du film et le séjour dans le désert sont des expériences connectées : à l’étalement du temps du film correspond l’étalement du désert ; les protagonistes peuvent percevoir l’énormité antédiluvienne du temps et de la roche qui constituent le désert et préexistent à tout signe de vie.
Le désert se situe à l’opposé des lieux de vie proposés par notre société. Il est sans confort, excessif, violement chaud ou froid, inhospitalier, habitable seulement sur sa bordure, rugueux ; c’est un lieu absolu où ne survivent que peu d’animaux et de plantes ; il est extrême et si on peut le traverser on y réside peu.
Cette dureté et cette abrupte pureté ont fait du désert un lieu d’élection où les pères du désert, les anachorètes, les ermites et les moines ont mis leur foi à l’épreuve et affronté leur nature et celle du monde, dans la retraite, par un éprouvant face à face avec eux même et la totale nudité du lieu. Propice à la quête de l’essence et à l’oubli de soi, le désert qui est aussi un vide, favorise l’émergence : émergence du mirage, de dieu et du diable, émergence de créatures merveilleuses chez Moebius et émergence de comportements incompréhensibles chez Don De Lillo.
Le vide semble appeler son contraire, le peuplement de l’espace. Le désert permet la cristallisation de la roche, des sentiments, du dessin… Il n’est pas non plus innocent que ce soit un dessinateur tel que Moebius, intéressé par la spiritualité, amateur de tai-chi, de zen, de tir à l’arc et de méditation qui fasse émerger de l’espace tout un monde étrange et onirique .Chez lui, l’imagination est une force naturelle puissante au même titre que le vent. Une force qu’il a apprivoisée. Chez de Lillo émane du désert une force inquiétante et ingérable par l’humain, présente dans la roche antédiluvienne et dans l’espace : « le paysage connaît l’avenir comme le passé »dit il ; l’immobilité semble proche de quelque indescriptible néant et le paysage finira par absorber la jeune fille d’une façon à jamais incompréhensible, comme un organisme géant absorberait sans y penser une infime créature.
Le désert, chez ces deux créateurs, fonctionne comme une sorte de système à percevoir ce qui nous dépasse et nous englobe, une présence planétaire, une puissance immémoriale du vivant solidifié dans la roche. Le désert et le vide renvoient chacun inévitablement vers lui-même, vers ses possibilités latentes, dans l’angoisse ou le bonheur, sans qu’on puisse deviner à l’avance quelle part de mystère émergera de cette blancheur.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire